Voici une traduction en français de l’interview de Kazuo Chiba sensei, publiée le 6 juin 2015, le lendemain de son décès. Le fondateur du Birankaï laisse pour la postérité son message et son enseignement le plus essentiel : conserver l’esprit du débutant, comme fondation de toute pratique de l’Aïkido.
(cf Vidéo intégrée plus bas)
L.S. : Sensei, avez-vous mis votre chapeau de philosophe ?
Chiba sensei : OK, je suis prêt.
L.S. : Cet enregistrement est pour la postérité. Quel est le message le plus essentiel, le plus important peut-être, que vous avez, non seulement pour vos anciens élèves, vos élèves actuels, mais aussi pour vos élèves futurs ? Quelle est la chose la plus importante qui devrait accompagner chacun.e d’entre nous, concernant votre Aïkido et vos enseignements ?
Chiba sensei : Et bien, vous savez j’y pense depuis un certain temps… à ce que signifie le fait de prendre sa retraite. Et je mords, je mâche, et j’essaye de digérer cela. Mais je ne sais pas ce que cela signifie… Je suis encore perdu à propos de cette notion de retraite. Je pense que, en temps et en heure, cela deviendra un processus naturel.
Donc je ne suis pas inquiet. Mais je suis en quelque sorte, un peu perdu. Mon message aux futur.e.s Aïkidoistes ou aux pratiquant.e.s actuel.le.s… Est d’entretenir votre Shoshin. Shoshin est l’Esprit du Débutant. Shoshin est, si je peux m’exprimer ainsi, l’esprit « non souillé ». L’esprit pré-conceptuel.
À chaque fois que vous allez sur le tatami (pas forcément sur le tatami, mais je dis « tatami» parce que le tatami est l’endroit où le centre de notre entraînement s’exprime) vous devez clarifier votre propre motivation. À partir du niveau le plus bas. Nettoyez, purifiez. Asseyez-vous là et attendez des instructions avec un esprit immaculé.
Cela doit être porté de manière continue à travers votre vie d’Aïkido. Quelque soit le rang que vous atteignez, cela ne fait pas vraiment de différence. Retournez toujours au niveau le plus bas avec du cœur, et vérifiez votre Shoshin en permanence. C’est un mot qui me plaît. Shoshin.
L.S. : Sensei, pourriez-vous parler un peu du processus… Nous avons parlé des niveaux de conscience. De sorte que les gens puissent avoir une idée du chemin de l’Esprit du débutant, comme vous me l’avez dit, pour clarifier le travail sur les piliers. Est-ce que vous pourriez parler un peu de cela ? A propos d’atteindre Shoshin, ou de le retrouver ?
Chiba sensei : Et bien, tout doit être orienté à partir de Shoshin, du bas vers le haut. Et ce qui soutient tout le reste, c’est une fondation solide de Shoshin. C’est comme une histoire d’amour. Vous engager à ce type de voie de discipline tout au long de votre vie, c’est en effet une histoire d’amour. Cela peut se transformer en haine, en colère, en frustration, comme une relation avec un être humain. Comme une femme et un homme. Mais il y a une forte notion d’affection. C’est cela que je veux vous voir poursuivre. L’Aïkido, dans son essence, est très fragile. Il peut être oublié, il peut être détruit, il peut être dilué par ignorance et auto-satisfaction. J’ai en particulier un message aux enseignant.e.s.
Nous enseignant.e.s devons prendre des précautions, des mesures, pour préserver notre art avec soin. L’Aïkido lui-même, en tant qu’art, n’a pas les moyens de se protéger. Cela doit lui être fourni. C’est cela que j’entends par le fait d’être affectueux. C’est ce que j’entends par histoire d’amour. C’est prendre soin de cet art très fragile et sensible qui requiert protection. C’est ce que je pense.
L.S. : Lorsque vous parlez de votre histoire d’amour avec l’Aïkido, vous en parlez comme d’une Princesse. C’est une bonne manière d’exprimer les choses. L’histoire d’une Princesse. Et c’est vraiment quelque chose qui a beaucoup impressionné… En particulier les enseignants les plus chevronnés, qui connaissent bien cette histoire. Comme Mike Flynn. Il comprenait lorsque nous parlions de cela. Pouvez-vous décrire votre relation ? Est-ce trop personnel ?
Chiba sensei : Non. Non… C’est tout mon cœur, le fond de mon cœur vis-à-vis de l’Aïkido. C’est ce qui m’a tenu en tant qu’Aïkidoiste. Vous savez, quand j’étais jeune, à 18 ans… Je suis tombé amoureux d’une Princesse. Et c’est ainsi que mon histoire d’amour a commencé. Elle est hors de portée. Je n’ai aucune manière de l’atteindre, d’exprimer mes sentiments. Ou de m’approcher. Ou même de la garder. L’attraper…Pour qu’elle m’appartienne, pour ma satisfaction. Aucun moyen. Elle est loin, derrière un voile de soie. Elle est la Princesse de ma route. Alors j’ai décidé d’être… j’ai déterminé en moi… Et bien elle est inatteignable pour moi, mais mon amour est pur, et pour toujours.
Alors j’ai décidé que je serai capitaine de sa Garde Royale. Je la protègerai. C’est ce qui s’est produit pour moi ces 50 dernières années. J’ai vécu avec ma propre histoire d’amour et poursuivi ma mission d’être le capitaine de la Garde Royale de ma Princesse. Et, une fois, il y a longtemps à vrai dire, j’ai enseigné lors d’un Summer camp en Grande Bretagne. J’ai raconté cette histoire à mes élèves avancés, en prenant un verre, et progressivement l’histoire a commencé à se répandre…
C’était très dynamique. Être capitaine de la Garde Royale… Je dois être très obéissant au détenteur et au système, à la structure etc. Mais je ne l’ai pas été. J’ai été un mauvais capitaine… Je me suis révolté contre l’autorité de nombreuses fois… Avec des allers-retours. Mais elle n’a jamais quitté mon cœur. Elle est toujours là. C’est à peu près cela.
C’est ce que je veux dire lorsque je dis que l’Aïkido n’a pas les moyens de sa propre protection. C’est fragile, noble. Sensible. Précieux. Il faut procurer cette protection. Et je suis le capitaine de cette compagnie.
L.S. : Vous avez entraîné de nombreux soldats. Très nombreux à travers le monde entier.
Chiba sensei : Oui, je sais. Et ce qui me fait sentir le plus privilégié dans ma carrière d’Aïkidoiste professionnel est le fait d’avoir rencontré tant de personnes de qualité. Évidemment, c’est lié à la puissance de l’Aïkido. J’ai fait du Judo, du Karaté, du Kyudo. J’ai fait du Iaido etc. Mais je n’ai jamais rencontré autant de gens de qualité que dans la communauté de l’Aïkido. Et j’en suis très fier. Et il s’avère que cette qualité, en soi, est une grande part de protection, vous savez. Alors mon intention est toujours « comment préserver la qualité qui procure une protection naturelle à cet art fragile, sensible, noble qu’est l’Aikido ? »
Merci.
NB : Tous nous remerciements à Lori Stewart (San Diego Aïkikaï), qui a réalisé l’interview, pour son aide dans la réalisation de cette traduction 🙂 – [Traduction Elodie Honegger]