L’Aïkido serait-il un animal sauvage ?

L'Aïkido serait-il un animal sauvage ?

L’Aïkido serait-il un animal sauvage ?

Essai shodan de Mickaël Sondag

 

Est-il là ? A quoi ressemble-t-il ? Certains disent l’avoir aperçu, mais je dois admettre que les descriptions ne sont pas toutes cohérentes entre elles. Souvent, on utilise des termes vagues, usés, vidés de leur sens. L’Aïkido serait un art martial, un art de vivre, un outil de développement personnel, une synthèse de techniques anciennes de combat… Mais décrire le loup, l’étudier avec des planches anatomiques, est-ce le rencontrer ? Peut-on le rencontrer, l’approcher ? Ou peut-on seulement, parfois, sentir sa présence, vaguement, sans pouvoir vraiment le localiser ?

L’Aïkido, s’il fallait tenter de le mettre en mots, serait pour moi un animal sauvage. On peut apprivoiser un animal sauvage, mais non le domestiquer. Une relation peut être nouée, mais il ne sera jamais soumis. En fait, l’Aïkido est un renard. Et pas n’importe quel renard… Celui du Petit Prince…

« Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste…
– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé. »

Lorsqu’on rencontre l’Aïkido, surpris, on aimerait tout de suite s’amuser avec lui. Mais on remarque vite que ce qui semblait être d’une grande simplicité – quelques techniques chorégraphiées – nécessite un engagement de tout son être, et non seulement physique. Il faut apprivoiser l’Aïkido.

« Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… » »

Lorsque je suis arrivé, j’étais comme le Petit Prince. Je cherchais des amis, vraisemblablement (et je crois que j’en cherche encore). Un groupe, une tribu. Des rencontres. Et l’Aïkido, ce renard lucide, m’a dit qu’apprivoiser, c’est créer du lien…

« – Créer des liens ? – Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »

Ainsi, d’un pratiquant lambda, faisant une activité lambda, se crée quelque chose d’unique, quelque chose d’indescriptible. J’ai besoin de l’Aïkido, et l’Aïkido a besoin de pratiquants lambda – c’est moi ! -pour continuer à exister réellement – c’est à dire dans la réalité – et non juste sur le papier. Ensuite, c’est le renard qui parle, mais cela pourrait être le Petit Prince. Donc, le pratiquant. Donc moi.

« Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… »

Ainsi, l’Aïkido, par la mise en scène des corps et des émotions, crée des centaines de souvenirs. Le banal devient extraordinaire : faire des suburi en forêt, un ukemi au sommet d’une montagne, quelqu’un qui me bouscule dans la rue… Tout ces moments, assez légers en apparence, prennent du volume. Ce suburi, cet ukemi, cette bousculade, contiennent tous les suburis, tous les ukemis, toutes les fois où l’on m’a attaqué à l’Aïkido. La vie devient densité. Je reconnaîtrai ce « bruit de pas », je verrai l’Aïkido dans les petites choses du quotidien.

« – On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi ! »

L’Aïkido est un intrus dans une économie marchande. Car si l’argent permet d’en faciliter l’accès, la connaissance de cet art n’y est en rien lié. Encore une fois, il faut l’apprivoiser pour le connaître. Et comme mode d’emploi, le renard avait déjà tout dit :

« – Que faut-il faire? dit le Petit Prince.
– Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près… »

S’asseoir, observer. Ne pas parler – que c’est dur pour les occidentaux ! Et pratique après pratique, se rapprocher un petit peu plus. Gravir les échelons, discrètement. En respectant le cadre, les rituels, les rites car…

« – Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le cœur… Il faut des rites. – Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince. – C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances. »

La discipline, c’est trouver la liberté dans le cadre. C’est avoir le talent d’exercer son talent. Je crois que je dois encore méditer quelques temps sur l’importance du cadre. Mon inconstance dans le monde de l’Aïkido s’en trouverait mis à mal, si mon enthousiasme pouvait se mouvoir en force tranquille.

Enfin, pour clore, le renard m’a encore devancé.

« – Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. »

Ainsi, je grandis avec l’Aïkido, tout en continuant de s’apprivoiser l’un l’autre un peu plus profondément. Alors, je deviens responsable de lui. Un petit peu. Je ne sais pas ce que ça veut dire, en mot, mais je le sens dans le corps. Je crois que c’est ça qu’on peut appeler l’attitude – Shisei .

Cependant, Saint-Exupéry a tout de même oublié des détails. Il est temps que quelqu’un ait le courage de rétablir la vérité. Car si ces détails oubliés ne changent rien à la belle histoire, et qu’ils ne sont, par leur nature, que des détails, il paraît que des diablotins pourraient s’y cacher.

Donc, cher Saint-Exupéry, n’as-tu jamais entendu ta mère te dire de te méfier des chats sauvages, et encore plus des renards ?

Ces derniers peuvent griffer, mordre, mettre des makiotoshi sur les doigts, et des coups de pattes – d’atemi – dans la face. Je veux bien croire que c’est le prix à payer pour nouer une relation, pour s’apprivoiser. Mais ils n’empêche, j’aurai dû prévoir un peu de crème au cas où. Et il paraît qu’une bête sauvage reste sauvage toute sa vie, même apprivoisée. Je vais donc devoir rester sur mes gardes – Zanshin – jusqu’à la fin.

Mickaël Sondag-Husser, essai shodan, le 9 juin 2019

1 Comments

  1. sondag

    génial ce commentaire! St Exupéry toujours d’actualité
    Rien n’est acquis par un seul titre… il se cultive avec des hauts et des bas.
    Bonne continuation à toi Mickaël
    ta mamie (sans titre!)

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